L’Alexithymie et la Fibromyalgie : Analyse Critique d’une Interaction entre Douleur et Émotion
L’analyse du lien entre la fibromyalgie et l’alexithymie repose sur l’examen des preuves statistiques. La prévalence de l’alexithymie dans la population générale est considérée comme relativement faible. Pour évaluer la situation chez les patients fibromyalgiques, la source la plus robuste est la revue systématique et méta-analyse. Des études de synthèse faisant autorité en la matière concluent que la prévalence de l’alexithymie chez les patients atteints de fibromyalgie est massivement plus élevée, se situant dans une fourchette allant de près de la moitié à près de deux tiers des patients. Ce fossé statistique, qui montre une fréquence plusieurs fois supérieure à la normale, n’est pas anodin et constitue l’un des arguments les plus forts en faveur d’une connexion significative. Il ne s’agit pas d’une coïncidence, mais d’une co-occurrence qui exige une explication.

Comment interpréter ce lien ? Plusieurs pistes, qui restent au stade d’hypothèses, sont explorées. Une première hypothèse est que l’alexithymie préexiste et constitue un facteur de vulnérabilité au développement de la douleur chronique ; une mauvaise régulation émotionnelle pourrait, via le stress chronique, dérégler le système nerveux. Une seconde hypothèse est que la douleur chronique, par son caractère incessant et épuisant, provoque une sorte de « retrait » émotionnel défensif, menant à un état alexithymique secondaire. Une troisième hypothèse est qu’il n’y a pas de lien de cause à effet direct, mais un facteur commun (un traumatisme infantile, une prédisposition génétique, une inflammation de bas grade) qui serait responsable à la fois de la dérégulation de la douleur ET de la dérégulation des émotions.
L’analyse des études sur les traitements doit également être critique. De nombreuses études sont « observationnelles », c’est-à-dire qu’elles ne comportent pas toujours de groupe placebo. Il est donc impossible d’affirmer avec une certitude absolue que l’amélioration observée est due uniquement au traitement, car l’effet placebo ou l’attention portée aux patients peuvent y avoir contribué.
La recherche rapporte une corrélation significative : la diminution de la douleur est associée à la diminution de l’alexithymie. Il faut cependant interroger ce résultat. Est-ce que traiter la douleur améliore la capacité à ressentir ses émotions ? Ou bien est-ce que certains médicaments, comme la Duloxétine, agissent sur des circuits cérébraux communs à la fois à la douleur et aux émotions ? Dans ce cas, l’amélioration des deux symptômes serait la conséquence parallèle d’une seule action pharmacologique, et non la conséquence l’une de l’autre. Cette distinction est fondamentale et appelle à la prudence. La recherche ne prouve pas que « soigner la douleur guérit l’alexithymie », mais elle renforce l’idée qu’un traitement agissant sur certains neurotransmetteurs peut avoir un effet bénéfique simultané sur ces deux domaines.
Conclusion
Au terme de cette analyse critique, que peut-on affirmer avec un degré raisonnable de certitude ?
- Ce que l’on sait : Il existe une co-occurrence massive et statistiquement indiscutable de l’alexithymie chez les patients atteints de fibromyalgie.
- Ce que l’on croit savoir : Des traitements combinant une approche pharmacologique (comme les IRSN) et non-pharmacologique (l’activité physique) sont efficaces pour réduire simultanément la douleur et améliorer le traitement des émotions chez certains patients.
- Ce que l’on ignore : La nature exacte du lien de causalité entre alexithymie et fibromyalgie reste inconnue. Nous ne savons pas si l’une cause l’autre, ou si elles sont toutes deux les symptômes d’un problème sous-jacent commun.
Cette démarche de questionnement ne vise pas à invalider la recherche, mais au contraire à en souligner la complexité. Elle nous invite à une médecine plus humble, qui reconnaît les limites de son savoir et qui, face à un patient douloureux et silencieux, cherche moins à imposer des certitudes qu’à explorer des pistes, avec prudence et empathie.
Lexique
- Activité Physique Aérobique : C’est un sport d’endurance qui fait travailler le cœur et la respiration, comme la marche rapide, le vélo ou la natation.
- Alexithymie : C’est la difficulté à reconnaître, comprendre et mettre des mots sur ses propres émotions. C’est comme avoir un sentiment fort à l’intérieur, mais ne pas savoir si c’est de la tristesse, de la colère ou de la peur, et ne pas trouver les mots pour l’expliquer.
- Antidépresseur : Un médicament qui aide à rééquilibrer la chimie du cerveau pour améliorer l’humeur et, dans certains cas comme ici, pour diminuer la sensation de douleur.
- Corrélation : C’est quand deux choses semblent liées et évoluent ensemble. Attention, cela ne veut pas dire que l’un est forcément la cause de l’autre.
- Duloxétine : Le nom scientifique d’un médicament utilisé pour traiter la dépression, l’anxiété et certains types de douleurs chroniques.
- Méta-analyse : Une « super-étude » qui rassemble les résultats de plusieurs études déjà existantes sur le même sujet pour avoir une conclusion beaucoup plus solide et fiable.
- Neurotransmetteur : Une sorte de « facteur » chimique que les cellules du cerveau (les neurones) utilisent pour communiquer entre elles. Ils transportent des messages importants sur l’humeur, la douleur, le sommeil…
- Placebo : Un faux traitement (comme une pilule en sucre) donné à un groupe de patients pour comparer leur amélioration à celle des patients qui reçoivent le vrai médicament. Cela permet de savoir si le médicament est vraiment efficace.
- Prévalence : Le nombre de personnes touchées par une maladie dans une population à un moment donné.
- Revue systématique : Un travail de recherche très sérieux où des scientifiques collectent et analysent de manière très organisée et complète toutes les études de qualité sur un sujet précis.
- TAS (Toronto Alexithymia Scale) : Le nom d’un questionnaire utilisé par les psychologues pour mesurer le niveau d’alexithymie d’une personne.
Source principale de référence : https://www.researchgate.net/publication/305625323_Alexithymia_and_fibromyalgia_a_systematic_review
Et :
- Source de référence pour la prévalence de l’alexithymie dans la population générale : https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/10088984/
Cet article établit une prévalence globale de 13% dans la population finlandaise étudiée (17% chez les hommes, 10% chez les femmes), ce qui a servi de base à l’estimation communément admise de « environ 10-13% » dans la littérature scientifique qui a suivi.






